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"Qu'est ce que j'ai fait ?

Qu'est ce qui m'a pris ?"

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CHAPITRE 1 - LES LUMIÈRES DE RAQQA

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Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce qui m’a pris ?

 

J’arrive à peine à ouvrir mes yeux collés par le shit. Le souffle court, j’enlève le drap chaud qui recouvre ma poitrine en sueur, et je sors du lit. Les lattes grincent. La chambre est plongée dans le noir, ils ronflent tous. Tant mieux. La salle de bains est loin, j’éclaire mes pas à l’iPhone et me précipite sous le jet tiède.


L’eau soulage ma gorge mais pas mon ventre. Je n’en peux plus. Qu’est-ce que je vais faire ? Je me rends compte. Je n’arrive plus à contrôler ma respiration, ma poitrine se soulève. Je cherche l’air. J’étouffe. Je me donne une claque, il faut que je me calme. Mais mon cœur est en train d’exploser, impossible de me fixer. Il fait tellement chaud. Qu’est-ce que je dois faire ? Je m’effondre assis sur les toilettes qui jouxtent l’évier, laisse mes mains sous le jet d’eau qui court. Mes jambes tremblent, mes pieds tremblent. L’écran vide de mon téléphone me regarde. La torche étouffée projette un petit halo sur le carrelage blanc. On va bientôt y être, comment revenir en arrière ? Les gars de Dawla doivent déjà être dehors, à surveiller l’hôtel. Si je pars, je suis mort. Impossible que je passe inaperçu ici. Et je peux pas lâcher les autres. Est-ce qu’il y a moyen de s’échapper par les toits ? Notre chambre est au deuxième étage, l’immeuble en a quatre ou cinq, mais je peux peut-être grimper ? Il faut que je regarde. Non, je vais faire trop de bruit en ouvrant les fenêtres, je vais réveiller les autres. Je vais leur dire quoi ? Je peux leur dire que je veux juste

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aérer. Mais s’ils restent réveillés après, je ne vais plus pouvoir bouger. Merde, merde. Merde. Pourquoi ? J'étais tellement tranquille. Pourquoi j’ai fait le fou comme ça, pourquoi j’ai pas réfléchi à ce que ça voulait dire ? Et si on s’était trompé ? Sa mère, je veux pas mourir, à quoi ça servirait ? Qu’est-ce qu’on en sait des merdes qu’ils racontent ? On les connaît pas. On va se faire bombarder, exploser en mille bras et mille jambes, et ce sera trop tard, trop tard pour tout.

 

Je peux pas rester ici, il faut que je parte. C’est pas grave, ils me détesteront, je rentrerai et plus personne ne me parlera, mais c’est pas grave, on déménagera, j’aurai une nouvelle vie. De toute façon, ça ne sert à rien que je reste là si je ne le veux pas. Je dois faire ce qui est important pour moi, je fais ce que je veux. Je continuerai à être dans le dîn en France. Et les autres qui disaient que c’étaient des égarés, ce serait pas eux qui ont raison ? On est qui pour parler, nous ? Ils en savent bien plus, eux. On s’est précipité, faut qu’on rentre, tranquille, et voilà on rediscute des choses, on se fait notre propre opinion. Là on a trop suivi sans réfléchir, c’est allé trop vite. Si on est chaud après réflexion, il sera toujours temps de revenir. Ca sert à rien de rejoindre Dawla si on n’est pas sûr, si on le fait pour de mauvaises raisons. Et pourquoi Dawla et pas d’autres ? A quoi ça sert de partir au casse-pipe ? Toi, Celui qui rend puissant, est-ce que je ne devrais pas aider mes frères encore de nombreuses années, est-ce que je ne le ferai pas mieux là-bas au cœur de l’ennemi qu’ici à me jeter pour me faire tuer ?

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C’est bon. Je suis décidé. Les secondes passent, je suis de plus en plus convaincu. Je reprends peu à peu un souffle normal. Mes palpitations se dispersent. Bon, maintenant, comment faire pour s’échapper ? Trop risqué de ranger et de reprendre toutes mes affaires, les autres vont se réveiller et me cramer direct. J’ai besoin de quoi ? Mon passeport, ça il est sous mon oreiller, mon porte-feuille aussi, et je dois aussi prendre jean, t-shirt, pull, ils sont tous posés sur une chaise, mes vêtements d’hier. Mes Air Max sont à l’entrée de la chambre. Mon téléphone est à ma main, mon chargeur je ne sais plus où il est mais c’est pas grave, j’en rachèterai un. Il faut que je prenne le premier bus pour Istanbul, il y a en forcément un qui part à l’aube. Ah mais merde, j’ai oublié les mecs de Dawla qui surveillent l’hôtel. Ma panique revient, salope.

 

Et qu’ils viennent. Qu’ils m’arrêtent, quoi j’ai pas le droit de me balader dehors ? Le moteur du ventilateur au plafond est bruyant, j’ai peur qu’il réveille mes amis. Les rafales d’air frais me tapent la visage. Je me suis rendu compte en sortant de la salle de bains de la sale odeur de sueur qui saturait l’air. Je colle mes narines sous mon épaule droite, mes agitations nocturnes m’ont plus mouillé que ma douche de la veille au soir. Un chien aboie dans la rue. Ta gueule ! Je m’avance vers mon lit, qui est collé sous l’une des fenêtres de la grande chambre. Ali dort sur un matelas à mes pieds, il ronfle tellement fort que j’ai peur qu’il réveille les deux autres, voire qu’il se réveille lui-même. Les deux autres sont sur des lits. Je suis pieds nus sur le carrelage, mes chaussettes propres sont au fond

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de mon sac. Ca ne fait rien. Je puerai des pieds aussi. Mon portefeuille m’échappe des mains et tombe par terre, à quelques centimètres de la tête d’Ali. Ses ronflements cessent d’un coup, je ne respire plus, figé. J’attends. Est-il réveillé ? Je m’efface dans le noir, je n’entends plus que mon cœur qui frappe mes oreilles. Ses ronflements reprennent.

 

C’est bon, j’ai toutes mes affaires, je peux partir. Enfin ! Je suis presque euphorique. Dernier obstacle, la porte d’entrée, que je franchis allègrement, elle s’ouvre sans bruit, et je referme délicatement le battant sur mes amis endormis.

 

Je me sens coupable de les abandonner dès que la lumière automatique du couloir allume mes pas. Qu’est-ce qu’ils vont penser en se réveillant ? On est parti ensemble. C’est mes frères. Je devrais rester et les convaincre de revenir, au moins de rester un peu en Turquie. Mais non, al-Hadi m’a indiqué la voie, mon cœur est plus léger depuis que j’ai pris la décision, c’est la bonne décision. Je les aiderai d’une autre façon. Et mon départ sera le réveil de leur conscience. Malgré les doutes, je ne m’arrête pas. Je snobe l’ascenseur et descend à pied, il n’y a personne en bas, un couloir dégueulasse mène à l’extérieur, à droite le comptoir de l’accueil est désert. L’entrée est ouverte, une brise fait tinter les perles rouges du rideau de porte. Je m’extirpe de ce cauchemar et me retrouve dans la rue. Il n’y a pas

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un chat, même le chien de tout à l’heure s’est échappé. La rue baigne dans une obscurité bleutée, on dirait une rue piétonne, la chaussée et le trottoir sont pavés du même pyjama, d’étroits rectangles de pierre. Quelques voitures bordent les immeubles.

 

Une vague souleva la nuit.

 

Je m’arrête net, lève les yeux au ciel. Les premières notes ont surgi dans un grésillement, le reste de la mélopée suit et mon cœur s’arrête. C’est une vague irrésistible qui submerge la rue, les voitures, les immeubles, les pavés, ma peau, mes oreilles, mes yeux. Je connais par cœur les mots de ce cri ému et sombrement aigü, je les murmure en même temps qu’ils éclosent à mes oreilles, mais jamais je ne les ai entendus d’aussi près, jamais ils ne m’ont fait cet effet. Jamais je n’ai autant ressenti que les notes de cet appel propulsé des profondeurs du temps m’étaient personnellement adressées. Mes yeux se sont fermés, je m’élève, seule cette voix hypnotique compte, l’aube s’élève sur la cavalcade millénaire qui conquerra le monde, sur mille jardins, mille marchés, mille cités balayées par le réveil des pieux.


La voix se tut. Je restai seul sous le ciel noir. C’était la première fois que je recevais un signe aussi fort, que je me retrouvais dans un rapport aussi direct. C’était comme s’Il m’avait parlé. Comme s’Il avait envoyé deux anges

ouvrir leurs ailes et me barrer le passage. J’avais l’impression de lire un verset qui le racontait.

 

Il y a en cela des signes pour ceux qui réfléchissent.

 

Ali priait lorsque je retournai dans la chambre. Les deux autres dormaient. Je pris un tapis que je déroulai près de lui, et debout, entamai mes invocations. Je respirais profondément. Je terminai mes deux rakat quelques instants après lui, et lui donnai l’accolade.

 

      -   Pourquoi t’es sorti ?

      -   L’adhan, frère.

*Dawla, qui signifie "Etat" en arabe, est l'appellation utilisée par les membres de l'Etat islamique et ses partisans pour qualifier l'organisation (ad-Dawlah al-Islāmiyah fī 'l-ʿIrāq wa-sh-Shām, l'Etat islamique en Irak et au Levant)  + d'infos

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